Conversation avec Maurice Jayet

Maurice Jayet m’accueille dans son atelier, dans une grande maison début 20ème siècle qu’il loue à la commune du Pin, village du Lac de Paladru. Le plancher craque sous les pieds, un petit radiateur chauffe péniblement la pièce. Aux murs dansent de grands tableaux expressifs : mouvements, formes et textures, tous exclusivement en noir et blanc. Comment est-il tombé dans cet univers si spécifique ?

Avez-vous été influencé par d’autres artistes, ou était-ce un hasard d’avoir choisi la peinture ?

Il y a certainement un élément de hasard. Je crois beaucoup au hasard, d’ailleurs, dans la peinture aussi ! C’est Soulages qui parle du « hasard révélateur » - il faut s’y fier. Mais quand on commence à peindre, qu’est ce qui fait qu’on s’embarque ? Quelques artistes m’ont certainement poussé dans cette aventure : les peintres Marfaing et Soulages, justement, et puis la chorégraphe Pina Bausch, le metteur en scène polonais Tadeusz Kantor, et les musiciens du free jazz… Je crois que dès le début je savais que peindre n'était pas seulement un loisir.

Qu’est-ce que c’est ?

C’est un mode d’expression, une manière de communiquer ! Quand j’étais jeune je n’arrivais pas à m’exprimer en public et c’était vraiment compliqué dans ma vie. Mes idées n’arrivaient pas, c’était brouillon. Et pourtant il me fallait un mode d’expression, parce que pour moi, exister, c’est pouvoir dire des choses ! C’est marrant, je peignais depuis deux ou trois ans seulement, mais je partais déjà avec mon truc sous le bras pour exposer quelque part – j’avais envie de montrer mes tableaux, de partager ce que j’exprimais par la peinture.

Qu’espérez-vous que les gens ressentent en regardant vos toiles ?

Il n’y a rien à trouver dans mes tableaux. Il n’y a pas de code ou de message en particulier. Ce qui m’intéresse c’est que les gens regardent, un peu surpris d’être attirés par quelque chose qui ne représente rien. J’ai une amie qui m’a dit en voyant mon travail « Tu invites le regard à faire l’école buissonnière ». C’est tout à fait ça : inviter le regard à autre chose. Arrêter de fonctionner dans une espèce de conformité, d’uniformité. Le regard est avide de surprises ! Et moi je suis là pour surprendre le regard, et pour amener les gens à évacuer leurs certitudes …

J’aime beaucoup cette idée, de « surprendre le regard »…

On parlait de Soulages – j’ai eu une expérience parallèle à la sienne. Soulages avait une fenêtre avec vue sur un bâtiment industriel où un jour un camion était passé et avait giclé une trace sur le mur. Cette trace-là l’a beaucoup travaillé, il la regardait souvent... Et moi je me souviens qu’à Grenoble je prenais le bus et je passais devant une usine où il y avait une trace sur un mur qui y avait été faite de manière accidentelle… Quarante ans plus tard j’y pense encore ! C’est mon grand regret de ne pas être allé prendre une photo de cette trace. Ça m’a marqué.

Peut-être que c’est mieux de ne pas avoir pris cette photo, la frustration a fonctionné comme inspiration… Vous avez tout de suite été emballé par la peinture abstraite ; vous n’avez jamais de doutes ?

En permanence ! Ça m’arrive parfois quand je viens bosser, peut-être un jour de brouillard ou quand je ne suis pas très bien… Je me dis « À quoi ça sert tout ça ? » Heureusement dans ces moments-là je pense à cette phrase de Jean-Pierre Chambon, un poète grenoblois : « Écrire et peindre, cette inutile nécessité ». Ça me redonne de la pêche et ça me rassure.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Sur ce tableau… (il place le tableau sur une table à trépieds) J’essaie de le terminer… Mais à quel moment est-ce que je vais considérer qu’il est terminé ? Il faut qu’il se passe suffisamment de choses à l’intérieur, et qu’il soit équilibré. Ce qui m’intéresse c’est quand le regard n’est pas attiré par un seul endroit ; le tableau fonctionne parce qu’on le regarde dans sa totalité.

Et quand vous arrivez à ce point, vous posez instinctivement votre spatule ?

Je sors de l’atelier en pensant « C’est super, je viens de réaliser l’œuvre de ma vie ! » et, quand je reviens le lendemain matin, je me dis que ça ne vaut rien ! (Il rit.)

Ça vous arrive régulièrement de revenir sur un tableau ?

Oui ! Avant d’avoir cet atelier je bossais dans un coin chez moi, et dès que je finissais un tableau je l’accrochais au mur, donc je passais devant tous les jours. Si au bout d’une semaine il était toujours là, c’est que je m’étais habitué à lui, et qu’il était fini. Là, c’est quand je viens à l’atelier le matin, je regarde et je vois s’il y a quelque chose qui déconne, et si c’est le cas, je le retravaille tout de suite. Celui-ci, je pensais l’avoir terminé, je l’ai même signé !

Qu’est-ce qu’il lui manque alors ?

Je n’en sais rien. Je vais voir… Mes outils sont là – un pot de noir, un pot de blanc, mes spatules. Et j’ai toujours une toile vide où j’essuie mes spatules au fur et à mesure que je travaille. Ça me fait un fond, un départ. Mais il est arrivé une fois, j’avais fini le tableau sur lequel je bossais, et je regarde celui qui était un ensemble de traces, en fait, et je me suis dit, « celui-là il est fini aussi » !

C’était comme l’éclaboussure du camion ?

Exactement. C’était l’accident qui fait que voilà, on s’attarde dessus. Le tableau prend du sens.

Donc le thème de la Biennale de Divonne, « Du hasard à l’œuvre », ça doit vous parler ?

Oui bien sûr ! Parce que mon travail, ce n’est que du hasard. Quand je commence je ne sais pas ce qui va se passer. En fait c’est flippant ! Je vais faire exister quelque chose qui n’existait pas avant. Je ne suis pas dans la restitution de quelque chose.

Jamais de figuratif ?

Non. Mais ce que j’aime faire parfois c’est une interprétation abstraite d’un paysage ou d’un personnage. Quand je fais des portraits, les gens disent qu’ils se reconnaissent, parce qu’ils sont gentils ! (Il rit.) Mais jamais de figuratif, non. Tout est dans l’ordre du ressenti. Et d’ailleurs, si on voit quelque chose qui ressemble à du figuratif dans un de mes tableaux, il ne faut pas me le dire, parce que je vais l’effacer !

Vous passez beaucoup de temps sur chaque tableau ?

L’avantage maintenant c’est que je peux prendre mon temps : trois semaines ou un mois pour faire une toile. Parfois j’aimerais que ça aille plus vite, et quand ça dure trop longtemps je me dis « Oh la la, pourquoi ça déconne ? » Ça devient compliqué…. Il faut savoir effacer, reprendre. Cette toile-là, on pourrait se dire qu’il n’y a plus rien qui fonctionne, donc je vais verser un peu de noir dessus… Il faut que je m’autorise à enlever ce qui existe déjà.

Vous craignez d’empirer le problème ?

Parfois. Et je me demande aussi si ce qui est déjà là ne mérite pas d’exister. Ce sont toujours des enjeux compliqués, des choix… Mais il faut un peu oublier ce qui était là avant, et passer à autre chose. C’est un peu comme dans la vie, je pense !

Est-ce que vous avez des toiles préférées ?

Oui. D’ailleurs, c’était un gros souci - j’avais toujours trois tableaux que je mettais en avant quand on me demandait d’exposer, et ces trois tableaux je les ai vendus récemment en l’espace de quinze jours… Je me suis senti complètement démuni, parce que c’était vraiment les trois toiles représentatives de ce que je revendique. Pour moi elles étaient là pour l’éternité. Je n’aurais peut-être jamais dû les présenter, mais en même temps c’est le but du jeu.

Maurice me montre une toile intitulée « La mémoire et la mer », inspirée par le titre d’une chanson de Léo Ferré et qui figure un papier collé sur la toile, écrit de la main de Léo Ferré lui-même.

Ça vous arrive souvent de coller des choses sur la toile ?

J’ai fait pas mal de tableaux avec du papier, ou du tissu plâtré. Ça donne de l’effet, mais je ne le fais plus maintenant, je préfère revenir à des supports plats, aux choses simples.

Est-ce que votre art a évolué d’autres façons au fil des années ?

Si j’ai évolué, c’est dans la compréhension de ce que je fais. À un moment donné, il fallait quand même que je sache pourquoi je faisais ça, que je me justifie.

C’était quand ?

C’est quand on est arrivés ici, au Pin. À Grenoble je faisais partie d’une association d’artistes, et je participais à des expositions collectives. On me sollicitait. Et puis je suis parti et là, il y a eu comme un vide, j’avais un peu disparu de la circulation, on ne me demandait plus. Alors je me suis posé beaucoup de questions. J’ai passé pas mal de temps à écrire, à mettre des mots sur le fait de peindre en noir et blanc, de faire de l’abstrait. Et une fois que je m’étais un peu expliqué tout ça, ça allait mieux ! Aujourd’hui je suis complètement délivré, je n’ai plus de scrupules. Quand je viens peindre, je viens peindre. Voilà. Je sais ce que je fais et pourquoi.

Maurice se met à travailler, sa toile carrée à plat sur une table à trépieds, pour éviter que la peinture coule. Il tourne autour du tableau, observe longuement, rajoute un peu de peinture. Sobriété du pot noir, pot blanc, toile, spatule. Et sa blouse tachée d’art abstrait, un camouflage d’atelier.

Je dépose un peu de peinture... Des formes apparaissent, mais je n’anticipe rien. Je fais des gestes… Tiens, ça c’est intéressant, je vais le garder. Si ça ne me parle pas, j’efface ! Et après, ce que je conserve, je vais le mettre en situation par rapport à d’autres éléments qui apparaissent. Il faut que je fasse en sorte qu’ils se répondent l’un à l’autre, qu’ils fassent partie du même monde. Un soir de vernissage, un député de la vallée du Grésivaudan m’avait dit « vous avez une peinture républicaine » ! Sur le moment je n'avais pas trop compris… Mais en fait c’est que tous les éléments du tableau ont une importance et un rôle à jouer. Une construction où chaque élément est dû au hasard, mais à la sortie, c’est voulu, et tu ne peux pas les dissocier.

Votre œil, c’est de pouvoir reconnaître quand vous arrivez à ce résultat ?

Oui. (Il travaille.) Et quand je fais ça par exemple je ne sais pas du tout ce qui va se passer. Ce n’est pas anticipé. Je ne mets pas de la peinture sur la spatule parce que j’en ai besoin pour faire quelque chose en particulier.

Mais vous savez quand même si vous voulez utiliser du blanc ou du noir ?

Oui, parce que j’ai envie de rajouter du blanc – mais je ne sais pas où pour l’instant et je ne sais pas ce que ça va donner. (Il rit.) Je vais continuer à travailler le hasard jusqu’à ce qu’il prenne du sens. C’est ça qui est intéressant, là est toute la question. Et ça me motive à travailler, car c’est différent à chaque fois. Parfois le tableau devient très brouillon, et puis j’y rajoute une trace, une toute petite chose qui enrichit, et là tout bascule et l’ensemble prend du sens.

Ce qui est surprenant aussi c’est que quand un tableau est terminé, j’ai souvent l’impression qu’il a toujours existé. Mais ce n’est jamais bien léché, il faut que ça reste brut de pomme, comme si c’était du provisoire ! Ce n’est pas la manifestation d’une dextérité, ni le résultat d'une virtuosité, car je reste persuadé que ce n'est pas l'emballage qui fait le produit. Un tableau très bien réalisé n'a de l'intérêt que s'il est expressif.

Pourquoi vous restreindre au noir et blanc ?

Il y a deux raisons principales : d'abord se dire que la contrainte de moyens peut favoriser la création ; c'est le fameux « il faut faire avec ». Ensuite c'est la garantie d'authenticité qu'offrent le noir et le blanc. C'est une expression sincère et vraie, sans subterfuges et sans effet racoleurs. Il existe d'autres raisons aussi, comme le fait de vouloir réhabiliter le noir et le blanc, de les sortir de ces stigmates qui associent le noir au mal et aux ténèbres et le blanc au bien et à la pureté.

Et les formats – vous avez parfois fait de très grands tableaux ?

J’avais créé des toiles immenses pour des spectacles avec la danseuse Sylvie Guillermin ; jusqu’à 6 mètres par 8… Les danseuses dansaient dessus au sol, puis la toile montait en fond de scène, c’était spectaculaire. Mais maintenant, je pense que j’aborderais ces peintures-là d’une manière différente.

Comment ?

Je ressentais le besoin de remplir tout l’espace, j’y suis allé au rouleau… C’était un peu chargé à mon goût. Aujourd’hui je ferais quelque chose de beaucoup plus dépouillé, peut-être juste une trace.

Est-ce que ça fait partie d’une de vos évolutions, d’essayer d’en venir à quelque chose de plus minimaliste ?

De plus sobre, oui. Je pense que l’expression se fait à travers le dépouillement aussi. Il faut arrêter de surcharger les choses. Je travaille déjà au minima – avec juste du blanc et du noir et quelques spatules. Mais je n’arrive pas à être aussi sobre sur la toile ! Le truc que je voudrais faire un jour, c’est créer un espace tout blanc ou tout noir et juste une tache au milieu, ou à côté, comme ça… J’aimerais y arriver un jour, mais pour l’instant je n’y arrive pas, je ne m’accorde pas cette liberté… Peut-être que ça va venir.

Ça me rappelle une histoire de chemin spirituel, où on traverse différentes étapes avant d’arriver à l’essentiel…

C'est vouloir montrer que l'essentiel est ailleurs : il n'est pas dans l'accumulation des biens, dans la consommation outrancière, ou dans l'attirance aveugle aux nouvelles technologies. Il peut se trouver dans le rien. Oui, j’aimerais en arriver là – à une tache qui soit une forme d’expression simple et parfaite… Mais il faudrait vraiment que ce soit ma dernière toile ! Je repousse ce moment !

Propos recueillis par Ingrid Cox

Photos Ingrid Cox

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